« Vues Numéro Zéro, un manifeste photographique argentique », format 22 x18 cm, 120 pages, 50 photos, aux éditions trans photographic press, 2006.
L’édition courante de cet ouvrage a été imprimée en trois versions respectivement éditées à 600 exemplaires numérotés (sur papier couché classique mat, noté M, sur papier couché classique brillant, noté B, et sur papier de création, noté C). Les trois versions sont encore commercialisés (prix 29 E).
Un coffret numéroté regroupant les trois versions du livre a aussi été édité, ainsi que des éditions accompagnées d’un tirage baryté original d’un contact argentique.
Derniers exemplaires disponibles auprès de l’auteur (30 Euros – 90 Euros avec tirage de tête)
VUES N° O / UN MANIFESTE PHOTOGRAPHIQUE ARGENTIQUE , 2006
« Ceux sont les poissons morts qui suivent les courants ». Christer Stromholm
Janvier 2006 : j’achève de ranger mon 2000ème film n&b et la 2000ème planches-contact. En tout, 20 classeurs de 100 planches chacun. Mon premier film n&b date de 1980. Un quart de siècle se déroule dans ces 2000 planches contact, qui sont autant des outils de travail « professionnels » qu’un véritable journal intime où défile l’essentiel de ma vie.Dans le même temps, la photo bascule vers le tout numérique, de façon imparable, inéluctable et rapide. Du coup le pixel risque bien d’envoyer dans les coulisses de l’histoire ce film aux grains d’argent qui m’a accompagné durant ces 25 ans. Et cela m’embête. Vraiment. Fortement. De façon presque intuitive. Charnelle. Pourquoi ce sentiment de perte, de gâchis ?
Plus je me plonge dans ses vieilles planches contact, plus je vérifie mon attachement au film et plus je vois de différences entre la photo argentique et la photo numérique. Mon esprit vagabonde de planches contact en planches contact, et je m’amuse à repêcher quelques photos oubliées… Je m’aperçois alors que souvent mes amorces de film avec ces images à moitié voilées créent un trouble, une poésie, et possèdent une matière à part… Parmi ces vues N°0, peu sont pertinentes ; il faut faire une sélection serrée, mais j’en découvre vite une bonne cinquantaine qui m’intéresse. Toutes résultent d’une forme de hasard et de nécessité. Toutes jouent sur des réalités et des tonalités différentes. Il y a l’accident total, il y a l’erreur de chargement, il y a la vue où l’on a visé soit le ciel, soit ses pieds, juste pour avancer le film. Il y a aussi parfois le lien avec la photo d’à côté, créant un diptyque incongru qui prend un vrai sens par sa proximité temporelle. Il y a la matière, aussi, avec ce film à moitié brûlé, ses perforations, l’inscription des vues, de la marque de la pellicule… Typo, chiffres, espace inter-image… Autant de cas particuliers.
Je commence alors à recenser ces vues n°0, à les photocopier, à les scanner. Et je m’aperçois rapidement qu’au fur et à mesure de mes planches contacts, ces vues voilées se font de plus en plus rares. En effet, seuls les « vieux » appareils photos 24×36 conservent un chargement manuel du film. Et un levier d’armement. Avec l’arrivée des appareils autofocus, et de leurs fonctions électroniques, les fabricants ont décidé d’éliminer cette incertitude sur le chargement. Désormais les reflex modernes sont d’office motorisés, ils avancent automatiquement la pellicule pour faire débuter la prise de vue sur une vue « réelle », la vue n°1. Finie la vue n°0, contreproductive, non maîtrisable, aléatoire, bref, il faut l’éradiquer puisque nous voulons des appareils qui ne font pas d’erreur, qui savent tout faire mieux que l’homme. Le but est clair : opposer l’infaillibilité technologique à la « faiblesse » humaine. L’autofocus va plus vite que la mise au point humaine, la motorisation permet d’avancer le film à 8 images seconde quand le levier d’armement demande, ô scandale, une bonne seconde de répit entre deux vues successives. Il s’agit de ne plus rater sa cible et plus que jamais de « mitrailler » ou de « shooter » deux des plus vilains termes photographiques régulièrement employés.
Je m’aperçois alors que le numérique n’est finalement que l’étape supplémentaire de la prise de pouvoir de l’électronique et de son totalitarisme sécuritaire sur le hasard, la poésie, l’incontrôlé, le fortuit, le manuel, l’indécis, l’hésitant, le lent, l’incongru. Au delà de son rôle commercial attractif (pousser le client à changer de matériel même si son équipement actuel lui donne entière satisfaction), l’apport technologique incessant comporte un message idéologique évident : il faut aller vers le « sûr », le certain, le « réussi », et éviter à tout prix l’innocence, pire le « raté »… La modernité est décidément incompatible avec la notion de hasard et d’accident. Sécurité contre créativité ? Vers une mondialisation du « beau » ?
Du coup, plus que jamais, j’ai eu envie de rassembler ces vues n°0, à priori ratées, involontaires, bonnes à jeter et qui pourtant aujourd’hui figurent, pour certaines d’entre elles parmi mes photos préférées. Oui, il s’agit de photos réussies, autant sur le plan formel que sur leur épaisseur fictionnelle et émotionnelle. Car derrière la beauté de cette matière argentique, voilée, déchirée, déchiquetée… ces vues n°0 sont aussi les vestiges d’un temps passé, d’un temps où l’appareil n’était qu’un outil imparfait au service de l’homme, d’un temps où la matière photographique existait de façon spécifique. D’un temps où tout n’était pas binaire, mais pluriel, accidentel, artisanal ou informel. Un temps que l’on est peut-être en train de perdre…
Jean Christophe Béchet (2006)